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le Visible et l’Invisible dans Le Verrou de Fragonard

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Le Verrou de Fragonard est certainement l’une des toiles du peintre provençal les plus déroutantes. Ce tableau qui semble, de prime abord, extrêmement simple, s’avère, au fur et à mesure que le regard court sur sa surface, épouvantablement hermétique. D’un point de vue narratif, tout d’abord, pourquoi le jeune homme ferme-t-il le verrou ? Pourquoi fermer le verrou après que les jeunes amants eurent consommé leur amour, et non avant ? Tout semble indiquer, en effet, qu’ils sont déjà passés sur le lit, tant celui-ci est désordonné, désordre auquel s’ajoute le vase renversé, laissant présager un tumulte de jeunes tourtereaux. Pourtant, il ferme le verrou, comme s’il avait consommé en laissant la porte ouverte. Comment comprendre également le geste extrêmement ambigu de la jeune femme, qui, tout à la fois, se refuse à lui et se donne voluptueusement ? Prendrait-elle la peine de simuler un pudique refus s’ils avaient déjà consommé ?

Plastiquement, le mystère s’opacifie encore un peu ; pourquoi Fragonard, qui est soucieux du détail, et qui prend grand soin à reproduire la réalité telle qu’elle se donne, quitte à l’enjoliver mais non à la déformer, peint-il le jeune homme et particulièrement son bras droit d’une si peu crédible manière ? Certes, la tension du bas droit vers le verrou constitue un contrepoint parfait au regard passionné, tourné vers la gauche, qu’il porte à sa maîtresse ; mais, plastiquement, le dessin n’est pas crédible, le bras étant trop long, et le cou inexistant.

J’en étais là de mes réflexions quand soudain un livre du regretté Daniel Arasse échoua sous mes yeux. Troublant d’intelligence, le recueil des émissions sur France Culture désormais consignées dans un magnifique Histoires de peintures, offrit la solution. Arasse part du principe extrêmement fort que ce sont les anomalies qui constituent le sens d’une œuvre et il thématise là une impression que j’éprouvais depuis plusieurs années sans savoir véritablement l’exprimer. Deux points ont particulièrement retenu l’attention de D. Arasse, dont évidemment le détail du bras démesuré, mais aussi le fait que sur cette toile, il n’y ait pratiquement rien. Ou plutôt, il y a, à droite (pour le spectateur), un couple, et à gauche, rien. Pourquoi ce rien ? Pourquoi cette absence totale de figuration sur la moitié de la surface peinte ? L’idée géniale de Daniel Arasse consiste à relier le rien à la res, la chose, et, par conséquent, à retrouver une consistance au sein même du rien, ce qui revient à chercher le sens de l’œuvre non plus dans le geste des amants, mais dans le lit lui-même. Il est vrai que seul le lit laisse supposer que l’acte a été consommé, et que sa présence induit une ambiguïté énorme quant au moment où se déroule l’intrigue.

L’hypothèse que je suggère, pour ma part, serait de relier l’anomalie au rien / res formé par le lit ; que se passe-t-il, en effet, si l’on part du bras droit de l’amant, et que l’on trace une ligne droite se dirigeant vers le bas de la toile ? On obtient une ligne de force, partant de la main droite, glissant sur la nuque, et longeant le bras gauche du jeune homme, jusqu’à ce que cette ligne rencontre le drapée jaune de sa maîtresse. Fait curieux, l’endroit où passe la ligne est le seul où les plis du drapé forment une cavité, presque une grotte, et le jaune éclatant de Fragonard s’obscurcit nettement, jusqu’à adopter un coloris noir, à la fois angoissant tant il contraste avec l’éclat et la vivacité des teintes qui l’entourent, et excitant, en ce qu’il crée le désir presque irrépressible de jeter un coup d’œil. Daniel Arasse a évidemment relevé cette étrange cavité, sans pour autant signaler – à ma connaissance – qu’elle était traversée par la diagonale partant du bras du jeune amant. L’hypothèse qu’il propose est la suivante : cette étrange ouverture opaque symbolise très vraisemblablement le sexe féminin, ce qui revient à dire que la diagonale issue de l’anomalie constituée par le bras droit désigne très précisément l’objet du désir mâle, le sexe féminin, à la fois angoissant et excitant.

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Fort de cette analyse, Arasse apporte des arguments qui sont, me semble-t-il, irréfutables, et fondés, eux aussi, sur des anomalies de la toile. La première anomalie est constituée par le pied gauche (pour nous) du lit : un regard précis montre que ce pied n’est pas dans le prolongement exact de l’oreiller du second plan, comme si celui-ci excédait le sommier du lit initié par la localisation du pied ; cette anomalie a pour conséquence d’attirer l’attention sur le pied, qui s’avère étonnamment arrondi, comme si un tube dissimulé par les draps cherchait à saillir. Mieux que cela, le drap qui recouvre le coin et le pied gauches du lit, est exactement de la même couleur que le vêtement de la jeune femme, le tout formant une formidable cohérence chromatique. On peut ainsi en déduire que le coin extérieur gauche (pour nous) rendu saillant pour une raison inconnue répond aux vêtements de la jeune femme car, à l’instar de ceux-ci, il dissimule un genou. Le sexe formé par les plis du drap jaune serait ainsi encadré par le genou droit réel de la belle amante, auquel répond, à gauche pour nous, le drap recouvrant un genou imaginaire.

Mais on ne saurait s’arrêter en si bon chemin ; si les genoux sont présents, ainsi que le sexe féminin, c’est afin de signaler qu’une femme allongée attend sur le lit ; au second plan, les oreillers connaissent à leur tour une transfiguration : ce ne sont plus de simples décors pour une scène d’amour mais bien plutôt une magnifique poitrine saillante, dont les deux coins figurent de fort appétissants tétons, vers lesquels le regard de l’amant est, fort naturellement, tendu. Les plis des draps, comme les oscillations du baldaquin créent à leur tour quelque chose comme une langueur féline, une pose lascive et délicieusement féminine, qui ne demande qu’à recevoir l’ardeur du mâle plein de son désir.

Ce qui est génial chez Arasse, c’est qu’il s’est étonné de la présence de ce qui semblait pourtant extrêmement naturel, à savoir le lit : pourquoi, se dit-il, dans une chambre aux allures aussi misérables, le lit semble-t-il si précieux, si travaillé, si opulent ? Pourquoi cette disproportion entre l’allure générale du lieu et la richesse du lit ? Il y avait là une anomalie qui, pour Arasse, délivrait le sens du tableau ; il est vrai, également, que c’est la seule présence du lit et de son état qui rend incompréhensible l’acte de fermer le verrou, alors même que le lit semble indiquer que l’amour a été consommé. Le sens de la toile se devait donc d’être décalé, transposé ; il fallait oublier les amants et se concentrer sur la chose, la res qui était en même temps le « rien » de l’œuvre, si l’on admet que plus importent les personnages que le décor. Et là se révélait le sens précis de l’œuvre : l’acte n’est pas consommé, le lit est désir, le lit lui-même se fait femme lascive et impatiente, comme si la femme réelle du tableau n’était plus qu’une intermédiaire, poussée par le lit lui-même dans les bras de son amant, afin que celui-ci soit à son tour entraîné vers le lieu véritable de l’amour, à savoir le lit.

La composition de cette toile apparaît ainsi dans sa génialité même : l’anomalie du bras s’achève non pas vers la maîtresse apparente mais dans cette étrange cavité obscure, formée par les draps ; la ligne de force primordiale de l’œuvre se dirige ainsi non vers la femme réelle, mais vers le centre névralgique de l’amour, le sexe féminin, fût-il ici symbolique. Le désir de l’amant est matérialisé de la plus belle et la plus invisible des façons, comme si en fermant le verrou de la porte, il fermait du même geste l’intelligibilité immédiate de l’œuvre ; lire Fragonard revient alors à ouvrir le verrou que ferme le bras, et à savoir retrouver le désir là où il se dirige et non là où il se montre, comme si la visibilité même de l’œuvre dissimulait, dans un paradoxe génial, cela même qu’il y avait à voir vraiment. En plein cœur du rien se révèle la res, l’objet même du désir, que la jeune femme au centre de la toile ne fait que médiatiser et non incarner. Rien n’est donc moins pornographique que cette œuvre (car ce qui est vu n’est pas ce qu’il y a à voir) et pourtant rien ne me semble plus érotique, si tant est que l’érotisme soit le génie du secret de la chair.


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