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Les Noces de Cana de Véronèse ou l’étrange médiation christique

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Ceux qui ont eu la chance de passer chez moi – héhéhé – ont pu remarquer, au-dessus de la table de cuisine, un puzzle auquel il manque une pièce ; fait fondamental, je sais où se trouve la pièce, elle est tombée entre les lattes du parquet, et je n’ose pas défoncer celui-ci pour récupérer le morceau manquant. J’en profite pour ajouter, tant que j’y suis, que j’ai récemment fait l’acquisition d’un mixer blender et tout et tout qui me propulse en moins de deux au rang de bogosse désirable devenu relation flatteuse. Mais ne changeons pas de sujet et retournons aux fondamentaux : le puzzle. Que représente-t-il ? Roulement de tambours, … ? Les noces de Cana de Véronèse. Ah ? « Mais oui » (Sollers).

Le tableau, grâce à l’Empereur, se trouve aujourd’hui au Louvre ; on peut aller l’admirer aisément, et contempler ses dimensions hallucinantes : 6, 69 mètres sur 9, 90 mètres ! Ce tableau, c’est une production Robert Hossein : 130 figurants, une dimension telle qu’elle couvrait l’entièreté du mur d’un immense réfectoire auquel elle était initialement destinée, une perspective absolue, un faste hors du commun où même les cure-dents sont en or, symbole de la puissance sans bornes de Venise.

Tout surprend dans cette œuvre, aussi bien au niveau plastique qu’iconographique ; je vais y venir. Mais avant toutes choses, réfléchissons à un fait ; la destination initiale de cette toile était un réfectoire pour moines bénédictins. Ah. Ben oui, et alors ? Et bien c’est très troublant car non seulement les règles bénédictines étaient très strictes et les repas très sobres, ce qui rendait incongrue la présence de ce repas fastueux où resplendissaient tant de richesses, mais de surcroît, parmi les règles bénédictines, figurait – j’ignore si c’est toujours en vigueur – l’interdiction de tourner le regard en mangeant ; ou, pour le dire plus crûment, ils mangeaient le nez dans leur assiette. Il faut se rendre compte de l’étrange ironie à l’œuvre, consistant à demander à Véronèse dont on connaît en 1562 les immenses qualités, de peindre une toile qui aurait pour destin d’être quasiment interdite à la vue. Il est plus que probable que Véronèse, malicieux, ait représenté les noces avec tant de fastes pour mieux inciter les pauvres moines à lever le nez, afin de contempler les splendeurs abondantes et regretter leur ordinaire bien fade. Mais cela reste une hypothèse personnelle, d’autant plus que la volonté de célébrer l’opulence vénitienne ne pouvait être étrangère au dessein primitif de ces Noces de Cana.

nocesdecana.jpg

En dehors de son gigantisme, pourquoi ce tableau est-il si célèbre ? Parce qu’il est une des très rares compositions picturales renaissantes, aussi surprenant que cela puisse paraître, qui respecte totalement la perspective optique, jusqu’à la rendre caricaturale. Regardons cela de plus près : le point central de l’œuvre est sans conteste la figure du Christ, en rouge et bleu, parfaitement situé en plein cœur de la composition. Ce point central est en même temps le point de fuite absolu – mais pas unique, c’est-à-dire que toutes les orthogonales se coupent en un point, qui est le visage du Christ. Pourtant, un regard distrait ne s’en rend pas compte immédiatement ; l’œil a du mal à admettre que si l’on prolonge, par exemple, les lignes remarquables de l’architecture, elles convergent toutes au même point qui est le Christ ; instinctivement, l’œil suppose qu’elles peuvent éventuellement converger, mais en un point qui serait situé beaucoup plus haut, au-dessus de la petite balustrade. Le choix de Véronèse est ici remarquable, car il prend un point de fuite très bas, le Christ, malgré des colonnes incitant à une architecture très élevée par rapport au point de fuite qu’elles doivent pourtant rejoindre. La conséquence est immédiate : la ligne d’horizon s’abaisse, et la perspective s’accélère ; un nouvel espace se libère, et ouvre sur l’infini.

C’est fondamental ce qu’imagine Véronèse avec le choix de sa perspective, car en accélérant les lignes de fuite vers le Christ, en plaçant son point de fuite sous la balustrade, il libère l’espace supérieur qui sera, on s’en doute, un espace évidemment ouvert, à savoir les cieux. Gardons en tête ce premier résultat et abordons à présent le second point de fuite, celui engendré par les axes de la table à manger.

Avant même de regarder l’œuvre, réfléchissons : Véronèse a besoin de place, donc d’espace, pour pouvoir caser ses 130 personnages. La plupart gravitant autour de la table à manger, il va lui falloir ménager une table suffisamment vaste pour accueillir le maximum d’invités. Quel choix perspectif s’impose alors ? L’exact inverse du choix précédent ; en effet, s’il lui fallait accélérer la perspective architecturale pour parvenir au Christ, et, par conséquent, réduire drastiquement la part architecturale, il lui faut à présent ralentir la fuite, faire en sorte que les deux orthogonales de la table ne se rejoignent que le plus tard possible, pour conférer à celle-ci le plus d’extension possible. La solution est donc évidente : il faut rehausser la ligne d’horizon ce qui a pour conséquence, dans le cadre de la perspective monofocale ici retenue, de placer le spectateur en surplomb. Je m’explique : le point de fuite, dans une logique de perspective monofocale, c’est en fait la situation jugée idéale pour l’œil du spectateur. Je dis bien l’œil et non les yeux, car la perspective renaissante est conçue de telle sorte qu’elle n’intègre pas la complexité d’un regard bi-oculaire. De ce fait, si le point de fuite est surélevé en raison d’orthogonales qui tardent à se rejoindre, l’œil et le spectateur le seront à leur tour ; et la conséquence de cette surélévation, c’est ce que l’on appelle de façon fort classique une vue en plongée. Véronèse choisit donc de représenter l’espace du banquet en plongée pour le regard du spectateur, comme si celui-ci surplombait légèrement la scène.

Oui mais… Quel était notre premier résultat ? Il consistait à remarquer que le traitement du point de fuite architectural, centré sur le Christ, était à l’inverse conçu de façon accélérée ; de ce fait, le point de fuite était abaissé sous la balustrade, si bien que l’œil du spectateur était entraîné dans les abîmes, à une vitesse inouïe. Autrement dit, si l’œil surplombe la table à manger, il est en contre-plongée par rapport à ce qui se trouve au-dessus du Christ. Nous avons là une application assez stupéfiante – mais surtout géniale – d’un système à double point de fuite, dont l’un engendre une plongée focale, et l’autre une contre-plongée ; ce que je propose, c’est de suivre pas à pas comment Véronèse fait de ce qui devrait être un échec perspectif, puisque la perspective ne tolère pas de points de fuite multiples, la force majeure de la composition et signe le génie de son auteur.

Bon. Ben pour l’instant, on n’a pas vraiment avancé finalement parce qu’on ne sait pas trop quel point de fuite est le bon… Alors réfléchissons à nouveau ; ou plutôt, regardons, sans a priori ce chef-d’œuvre. Comme ça, d’un coup. Un seul personnage capte notre attention, le Christ. Il faut ici admirer le génie de Véronèse car époustouflant. Il est certain que le point de fuite principal est celui qu’incarne le Christ, le second ne décrivant qu’un nuage. Mais cela n’est pas évident si l’on s’en tient à l’analyse structurelle de la composition, et c’est volontaire. Ce que fait alors Véronèse, c’est qu’il isole le Christ du reste de la scène, bien qu’il demeure le lieu central, en le soustrayant totalement aux jeux de regards des autres invités, et en en faisant le seul à réellement fixer le spectateur tout en étant de face. Le Christ assure ici, par sa double position de point de fuite et de vis-à-vis privilégié du spectateur, le rôle de la captatio benevolentiae, car en ne s’intégrant pas aux jeux de regards, il ne peut s’intégrer dans les relations et réseaux qui en sont issus au sein même de la toile. Non, le Christ est là pour dire au spectateur : « je te regarde, regarde moi ». Mieux que cela, le traitement de la couleur accentue cet appel christique, car seul nimbé de couleurs vives et d’une luminosité claire se détachant particulièrement bien sur un fond de pierres sombres.

Nous avons ainsi obtenu au moins un point de départ : le Christ. Beaucoup diraient que c’est surtout un point d’arrivée, mais ce n’est manifestement pas le dessein de Véronèse qui en fait un intermédiaire. Il convient, ici, de remarquer que si le Christ est bel et bien celui-là même qui attire le regard en premier, ce n’est pas innocent ; ou plutôt, ce serait innocent si ne prévalait qu’un seul point de fuite ; or, il y en a indéniablement deux. Faire du Christ le point focal et premier, c’est dire de façon explicite que le Christ n’est pas le terme mais l’impulsion première de la quête spirituelle. Et c’est cela que je vais essayer de démontrer.

La thèse que je veux défendre est la suivante : Véronèse propose deux points de fuite afin de signifier la progressivité de l’ascension vers la vie éternelle, le Christ n’étant que la première étape et non le terme ultime de celle-ci. Il est en effet particulièrement troublant que le lieu même où se trouve le Christ, à savoir la table du banquet, soit la partie congrue de l’espace que le spectateur voit en plongée, c’est-à-dire qu’il surplombe en raison de la perspective accélérée des portiques et des corniches. Certes, le spectateur croise d’abord le regard du Christ qui l’attire dans la toile mais une fois que cette attraction s’est exercée, l’œil du spectateur, s’il veut conserver une certaine vue d’ensemble, ne peut en rester au plan inférieur du repas, ce sans quoi le regard serait emporté par le flot de convives ; le regard doit alors se mettre en quête non pas d’une figure – il y en a trop – mais d’une structure qui lui permette de se repérer. La plus évidente, à proximité du Christ, c’est la table elle-même. Or, nous l’avons vu, la table génère un point de fuite tel que le spectateur est inversement amené en situation de contre-plongée, c’est-à-dire qu’il se retrouve, après avoir surplombé le repas, acculé à légèrement lever la tête. Or, fait troublant, le point de fuite numéro deux, si je puis dire, est très exactement dans l’alignement du premier, c’est-à-dire du Christ. Autrement dit, il est possible de tracer une verticale reliant les deux points de fuite, verticale autour de laquelle s’organisent les deux regards possibles. Autre indice iconographique, la présence de serveurs, de grossiers domestiques à la table même du Christ, indique en creux que nous ne pouvons pas nous trouver dans un espace sacralisé[1].

L’œuvre devient théologiquement claire : le Christ, qui est celui-là même qui invite le spectateur dans la toile, relève d’un espace que le regard contemple en plongée ; il n’est donc pas possible de considérer l’espace où figure le Christ comme définitif ni même peut-être comme spirituel. Pour le dire autrement, le Christ est ici l’axe du monde, l’axis mundi à partir duquel se déploie l’espace, mais il est impossible de l’y voir comme le terme d’une quête religieuse. Mieux que cela, l’espace dont relève le Christ est celui de la corruption temporelle, de la fin des choses, du temps qui passe. Un détail iconographique permet de justifier cela : le sablier situé sur la table des six musiciens que Véronèse a placé, fort malicieusement, exactement dans l’axe médian, constitué par les deux points de fuite, si bien que cet axe médian se trouve incarner le principe même de l’élévation spirituelle ; en bas, le sablier symbolise la corruption temporelle, le temps qui passe et qui détruit ; plus haut, le Christ invite à lui, et médiatise la quête en projetant le spectateur sur cet axe médian ascensionnel. Mais qu’indique alors le deuxième point de fuite, celui qui impose au spectateur qui a accepté d’être happé par le Christ de lever la tête ? Il n’indique rien ; ou plutôt si, il indique des nuages, des nuées même si bien qu’au moment exact où l’axe médian impose l’ascension vers le second point de fuite, le regard s’échoue sur quelque chose de l’ordre du flou, de l’invisible, du vaporeux : le nuage opaque. Ce nuage opaque ne prend pas racine n’importe où, il naît sur un ciel qui a lui-même été rendu possible grâce à l’ouverture de l’espace qu’a engendrée l’accélération de la perspective architecturale, le tout dans un dessein conceptuel admirable.

Cette œuvre est au fond profondément déroutante ; semblant incarner le summum de la perspective rationnelle, elle juxtapose deux points de fuite, quitte à dérégler le regard du spectateur ; pleine de fastes et de richesses, elle s’adresse à des moines ascétiques qui n’auront pas le droit de la regarder. Et cela, à savoir le fait qu’elle prenait place précisément dans ce réfectoire, ne me semble pas innocent : Daniel Arasse a mille fois raison quand il explique que ce que nous voyons aujourd’hui est systématiquement coupé du lieu pour lequel il a été conçu ce qui engendre la perte du sens. Redisons le, cette œuvre n’est pas destinée à être vue, ce qui a des conséquences capitales quant à l’idée de représentation : si elle ne doit pas être vue, quelle considération de la représentation en découle ? Je crois que Véronèse, en raison de cet emplacement, décide de raisonner en philosophe juif et de dévaluer la représentation : quitte à ne pas être vu, autant représenter le vulgaire, le serveur, mais aussi la corruption temporelle. La richesse de Venise qu’il doit célébrer se trouve elle-même emportée dans un caractère futile et corruptible, et, par conséquent, constitue l’essentiel de l’ornement représentatif puisque la représentation se trouve elle-même frappée du sceau de l’inessentiel.

Pourtant il y a le Christ. Le Christ est là pour obliger à regarder, pour capter l’attention, dans ce réfectoire où il est interdit de quitter son assiette des yeux ; le Christ y oblige, et ce que propose le Christ ne peut pas se refuser. Alors on regarde, on surplombe, puis on lève le nez le long de l’axe médian, et on se sent soudainement écrasé ; écrasé par quoi ? Mais par les nuées, l’infini, les cieux. On se sent comme happé par l’infini, mais on ne voit rien ; strictement rien. Comme Moïse cherchant en vain Dieu dans les nuées. On ne voit rien parce que Dieu, chez Véronèse, ne relève pas de la représentation ; pourtant, le Christ, lui, en relève pleinement. Comme le vulgaire, le serveur. Nul mieux que Véronèse n’a su montrer comment le Christ, en définitive, était là pour structurer à la fois le rapport au monde et la médiation vers Dieu. Le Christ est le centre de la vie, mais de la vie ici-bas, de la vie que le spectateur surplombe comme l’espace en plongée auquel appartient le Christ. Le Christ mène vers la transcendance, mais en tant que médiation, jamais en tant que terme.

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Mais il y a plus encore ; ce sont les noces de Cana et chacun sait quel est l’épisode que relate Véronèse, à savoir le moment où le Christ change l’eau en vin. Or, aussi curieux que cela puisse paraître, à part l’homme qui, au premier plan, scrute d’un œil sceptique sa coupe, nul ne prête attention à ce miracle. Mieux, le détachement est total alors même que se déroule l’impensable. Par ce choix délibéré, Véronèse soustrait le miracle à la représentation, et confine le Christ dans un rôle purement naturel, purement mondain, dont ce qui constitue pourtant le point d’orgue de sa présence, à savoir le changement de l’eau en vin, se trouve intégralement ignoré. Purement mondain, c’est-à-dire aussi purement mortel : le sablier qui se trouve sous le Christ, dans l’axe médian, symbolise la corruption temporelle, mais aussi la corruption du Christ, c’est-à-dire sa mort prochaine. Mieux que cela, au-dessus du Christ, toujours en plein sur l’axe médian, les trois bouchers découpent l’agneau, si bien que Véronèse met en scène la mort du Christ, (agneau mystique, etc.) mais n’évoque pas sa résurrection, donc sa divinité, ce qui fait du Christ le paradigme même de la précarité somptueuse du monde. Il est permis de penser que les tribunaux de l’Inquisition l’avaient pressenti…



[1] Anecdote amusante : en 1573, Véronèse refera le coup pour
la Cène, mais se fera convoquer devant le tribunal de l’Inquisition qui n’avait pas apprécié la récidive. Le résultat est connu, le tableau sera débaptisé, et portera le nom de Repas chez Lévy, pour ne pas avoir à associer un nom biblique à la présence de rustres grossiers et serviles.


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