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Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon : une allégorie de la transmission

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Il y a un tableau de Ghirlandaio au Louvre, tout aussi célèbre que surprenant : célèbre parce que surprenant. Surprenant parce que représentant un sujet fort laid, fait rarissime pour le Quattrocento, même finissant. Ce tableau, c’est le Portrait d’un vieillard et d’un jeune homme, dont on estime la réalisation aux alentours de 1490. Chacun connaît cette œuvre en raison du nez difforme et rongé par le rhinophyma du vieillard représenté, que Ghirlandaio oppose à la fraîcheur du jeune garçon qui le regarde avec innocence et confiance. Il est extrêmement rare qu’un peintre de la Renaissance prenne le risque de représenter à cette époque quelque chose de manifestement repoussant, exception faite des grotesques de Léonard, quoique celui-ci les dessine plus dans un dessein scientifique qu’il ne les conçoit comme des œuvres d’art à part entière.

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Le regard est ainsi aussitôt capté par ce nez énorme, hideux, repoussant, que Ghirlandaio a placé, comme par malice, au centre exact de la toile afin que le spectateur soit comme aspiré par l’incongruité de la représentation. Pourtant, ce nez hideux ne décrit pas une âme hideuse : le regard du vieillard est bienveillant, presque ému, voire même peiné, et se porte sur le jeune homme avec une affection évidente dans un geste visuel qui semble traduire quelque chose de l’ordre de la transmission. Ce regard du vieillard envers le jeune homme, et la réciprocité de ce regard sont soulignés par le jeu subtil de la diagonale née du nez ; en effet, une fois que l’œil s’est posé sur le nez, il est comme entraîné à glisser le long de cette diagonale qui file jusqu’au regard de l’enfant et qui renvoie au regard du vieillard ; le nez, initialement hideux, devient ainsi vecteur de la transmission de l’homme promis à une mort prochaine envers son jeune descendant ( ? ) tandis que celui-ci signale par l’inclination forte de son visage vers le vieil homme son désir d’accueillir et de recevoir l’héritage spirituel de son aïeul ( ? ).

Nous avons ainsi représenté un portrait dynamique, une compositio au sens albertien où les deux protagonistes se répondent l’un à l’autre, par un simple – mais sublime – jeu de regards dont l’intensité est telle qu’elle parvient à faire oublier la difformité du nez dont naît pourtant une des diagonales structurantes de l’œuvre. Signe de cette interaction enter les deux personnages, le bras gauche du jeune homme qui, parallèlement au regard, s’agrippe au vieillard que l’on devine pourtant faible, créant ainsi une émotion remarquable et transmettant au spectateur l’émotion que le vieil homme ressent certainement face au jeune homme. Cette interaction émouvante des deux protagonistes est extraordinairement soulignée par la construction de la fenêtre ; réduite à une part congrue, elle semble, de prime abord, délimiter en hauteur le visage du jeune garçon et en largeur celui du vieillard. Or, si l’on prolonge les orthogonales formant le cadre de la fenêtre, on s’aperçoit avec surprise que le menton du vieillard descend en-deçà du cadre tandis que lui répond la bouche tendue de l’enfant, s’avançant elle aussi au-delà de la prolongation virtuelle du cadre. Ghirlandaio suggère ainsi de façon remarquablement subtile la manière dont les deux visages s’approchent l’un de l’autre, en s’aidant d’un cadre dont il brise la fonction de cloisonnement et grâce à la transgression duquel il peut implicitement représenter le lien affectif fort qui relie les deux hommes.

Ce débordement des cadres se fait aussitôt allégorie de la transmission ; néanmoins, Ghirlandaio se retrouve face à un défi évident : si transmission il y a, cela signifie que celui qui transmet reçoit de son statut quelque chose de l’ordre de la supériorité sur le disciple, sur celui qui reçoit ; or, il semble pourtant évident que le jeu de regards décrit ci-dessus institue entre les deux protagonistes une équivalence certaine en raison de la pleine réciprocité des regards. Que peut alors faire Ghirlandaio pour introduire l’inégalité au sein même de la réciprocité ? Il ne peut, à mon sens, agir sur les lignes de force, ni sur les diagonales de l’œuvre. C’est donc le traitement du personnage en tant que tel qui va se trouver être le réceptacle de cette inégalité. Le jeune homme est représenté de profil, avec des contours particulièrement appuyés, un peu à la manière d’un Botticelli, comme s’il s’agissait d’une silhouette et non d’un corps en relief ; à bien regarder ce jeune visage, on se rend vite compte qu’il y a là une forme encore inachevée, un contour plat dont la chevelure irréelle évoque davantage le profil d’une médaille que la chevelure d’un être carné. En revanche, le vieillard n’est pas totalement de profil, le traitement de son visage est conçu de telle sorte qu’il suggère une consistance physique extrêmement dense, ambiguë, pleine d’ombres et de lumières que vient souligner un admirable jeu de lumière. Il faut, je crois, prendre la mesure de ce traitement différencié du vieillard et du jeune homme quoiqu’intégrés tous deux à une même dynamique de regards : le vieillard incarne ici la substance, le contenu qu’il s’agit d’influer au jeune homme qui n’est encore qu’une silhouette, qu’une forme vide, et qui ne demande qu’à se remplir ; tel sera très précisément le rôle de la transmission.

Mais le génie de Ghirlandaio ne saurait s’arrêter là ; la fenêtre à laquelle échoit une part congrue ouvre sur une allégorie de la scène ; le paysage totalement irréaliste sert de prétexte à une opposition binaire construite sur une technique classique chez Van Eyck et magnifiée par Léonard, la perspective atmosphérique, c’est-à-dire le passage de teintes vives à des teintes pâles au fur et à mesure que s’accroît la profondeur. Ainsi, à l’aride montagne triste que l’on sent presque sans vie quoiqu’encore puissante succède le jeune mont verdoyant quoiqu’encore incomplet car subtilement coupé par le cadre du tableau. Il me semble difficile de ne pas voir dans cette montagne grise, dont les teintes se confondent avec la grisaille du lointain, une allégorie du vieillard, mourant mais encore massif parce que détenant le contenu de la transmission et dans le petit mont fleurissant une image du jeune garçon, lumineux mais tronqué car encore en formation. Très significativement, une partie de la montagne est dissimulée par le mont verdoyant comme si l’ordre des choses – de la nature – imposait que s’effaçât la montagne usée au profit de la jeune pousse en devenir.

La transmission acquiert ainsi une valeur réflexive sur la temporalité ; transmettre ce n’est pas uniquement une relation à autrui, c’est d’abord – et peut-être surtout – une urgence face à la mort qui impose de se tourner vers le devenir ; mais la mort n’est ici pas conçue comme un obstacle ni un terme ; le vieillard s’envole vers l’éternité, comme la montagne se perd au lointain ; tandis que le transmetteur s’en remet à l’infini, la jeune pousse se laisse aller au devenir et avant de regagner, elle aussi, l’infini où l’attendent ses pairs, là où le nez difforme n’a plus guère d’importance.


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