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« Et in arcadia Ego » ou l’étrange secret de Nicolas Poussin : part III

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Avant que de poursuivre cette enquête poussinienne, revenons quelques instants sur ce qui fut dit dans la seconde partie ; force est de constater que celle-ci a davantage tenté de cerner les contours et le contexte de l’œuvre plutôt qu’elle n’en a sondé les mystères – exception faite du pentagramme. Je tiens également à préciser un point qui pourrait prêter à confusion ; le tombeau d’Arques est postérieur (1903) au tableau de Poussin, bien évidemment ; ce n’est pas Poussin qui copie le tombeau, c’est le tombeau qui copie Poussin. Si ce tombeau est mentionné, c’est afin de signaler que beaucoup ont vu dans le tableau de Poussin la représentation de lieux précis auxquels ne manquait plus que le tombeau.

Une autre question factuelle peut et doit surgir : Poussin s’est-il rendu dans le Languedoc ? Poussin est arrivé à Paris en 1640 et est reparti pour l’Italie (Rome) en 1642 ; or la seconde version des Bergers d’Arcadie est réalisée au moment exact où il entreprend son voyage vers le Sud ; nous n’avons aucune source permettant de savoir quel itinéraire il a alors emprunté, ni s’il est allé directement en Italie ; la ressemblance plus que troublante entre le paysage des Bergers et celui de Rennes tend néanmoins à prouver qu’il est nécessairement passé par là, et je renvoie sur ce sujet à l’ouvrage de Christopher Wright[1] qui démontre a posteriori non pas qu’il est possible que Poussin soit passé par cet endroit mais qu’il est impossible qu’il n’y soit pas allé. Nuance…

Après ces quelques précisions portant sur le contexte de l’œuvre, revenons au tableau en tant que tel, ce qui demeure le plus intéressant. Je crois que nous pouvons tenir pour acquis le fait que le lieu représenté est réel et non plus mythique, ce qui explique l’absence de surprise de la découverte d’un tombeau et donc de la mort en ces lieux. Et c’est là que ça devient intéressant…

Première remarque factuelle sur laquelle on insiste trop peu souvent ; seuls deux des quatre personnages portent des lauriers ; or, chacun sait que le laurier est « lié, comme toutes les plantes qui demeurent vertes en hiver, au symbolisme de l’immortalité. »[2] Il ne s’agit pas ici de surinterprétation, il n’est en aucun cas insignifiant que deux personnages portent sur eux une couronne de laurier, symbole d’immortalité, et que deux ne la portent pas. Je crois que l’on ne peut donc pas traiter de manière similaire les quatre personnages ; il y a ceux qui sont soumis à la mort, qui ne portent pas ladite couronne, et ceux qui semblent y échapper. On remarquera du reste que, comme par hasard, les deux bergers non couronnés sont vus de profil, avec des profils très clairement helléniques, caricaturalement grecs même, pourrait-on dire. Remarquons en guise de confirmation de cette inscription que dans la première version de la toile, seul le berger ceint de lauriers se désintéressait du tombeau, pour l’exacte raison qu’il n’était pas concerné la mort…

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Je crois donc que puisque le tableau est clairement organisé autour de la thématique de la mort, les deux personnages intéressants ou particulièrement signifiants sont ceux qui sont dépourvus de lauriers. Or, de fait, le berger agenouillé et barbu déchiffrant l’inscription n’est pas sans révéler quelques hallucinantes surprises. Une étude faisant désormais autorité de Lawrence D. Steefel, JR[3], portant sur l’ombre de ce berger agenouillé, a en effet révélé en 1975 un fait – lui aussi incontestable – resté trop longtemps occulté par une approche par trop iconographique des œuvres, oubliant cette évidence qu’un tableau est d’abord un système de formes. Ce fait en question et qui, aujourd’hui, est connu de tous, c’est la totale impossibilité de l’ombre du berger.

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Je suggère aux lecteurs de bien regarder le détail de l’ombre reproduit ci-dessus et de lire ce qui suit. Premier fait anormal, volontairement anormal, le genou droit et le coude du berger qui sont en quasi continuité connaissent une rupture anormale dans l’ombre ; mieux que cela, c’est la totalité du genou et de la jambe qui disparaît lorsqu’il s’agit de passer à l’ombre. Mais la disparition ne s’arrête pas là : l’ombre de la main droite s’est, elle aussi, totalement évanouie ! Regardez bien, il n’y a plus de main mais au contraire une forme effilée qui peut être absolument tout excepté la grosseur d’une main. A moins de faire preuve d’une mauvaise foi certaine, il n’est pas possible de considérer que l’ombre représentée est celle du berger agenouillé. Or, non seulement cette ombre n’est pas celle du berger, ce qui est indubitable à moins d’affirmer que Poussin est un peintre du dimanche ne maîtrisant en aucun cas la technique élémentaire des ombres, mais de surcroît cette ombre a une forme très précise : ce qui devrait être le bras droit est très visiblement une faux, symbole de la mort égalisatrice coupant tout ce qui de l’être, vit et palpite.

Mais nous pouvons aller plus loin encore : contre toute logique plastique, le berger ceint de lauriers, indiquant lui aussi de son index gauche le tombeau – mais pas l’inscription – est parfaitement dénué d’ombre, ce qui n’a aucune cohérence picturale. Cette incohérence absolue – le fameux détail incohérent dans lequel Arasse voyait le sens caché des œuvres – me semble ici révéler le fait que Poussin octroie au berger sans lauriers une ombre symbole de sa mort certaine, mort à laquelle échapperont les deux autres bergers dénués de leur ombre. Ainsi, il me semble que Poussin signale par là même que le berger déchiffrant l’inscription – et donc ne la connaissant pas encore – est menacé par l’ombre de la mort, tant qu’il n’aura pas compris le sens de cette inscription. L’ombre me semble être ici menace, promesse d’une mort certaine, à laquelle pourtant échappent les bergers ceints d’une couronne de lauriers, symboles d’un espoir malgré tout possible.

Je crois ainsi que l’on ne peut pas raisonnablement lire ce tableau sans s’attarder sur l’existence même de l’ombre et sa symbolisation désormais évidente du double de la vie, de l’autre de la vie qu’est la mort. Je le répète, il ne me semble pas raisonnable de nier que cette ombre soit celle du berger agenouillé comme il me semble faux et illogique de nier que Poussin ait délibérément représenté la mort munie d’une faux dans cette ombre factice, ombre dont sont dépourvus contre toute vraisemblance figurative les bergers soustraits à la menace de la mort – ainsi soustraits à l’ombre de la mort…

Mais cette interprétation proposée doit, pour être valide, faire l’épreuve du second berger dépourvu de lauriers, c’est-à-dire l’épreuve de la bergère. Avant de poursuivre, je soumets un détail du tableau à la sagacité de votre regard sans dire quelle est la forme identifiable :

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Ne voyez-vous rien ? Encore un effort … Entre les bandelettes de la bergère… Une tête, si si ! Une tête de vieillard barbu apparaît clairement, en plein dans la partie ombragée des bandelettes, comme si, encore une fois, à l’instar de l’ombre du berger vivant formée par la mort, la bergère avait un double masculin figuré par un vieillard ; cette représentation étrange de la bergère dans un profil qui tend vers la silhouette tant il semble dénué de profondeur et de consistance, se justifie ainsi très aisément : ce que Poussin symbolise dans cette bergère privée de lauriers donc d’immortalité, c’est qu’elle porte en elle la dualité, la vie et la mort, la jeunesse et la vieillesse, la féminité et la masculinité. Si l’on admet cette interprétation, on comprend du même geste les raisons qui ont amené Poussin à traiter la bergère selon un profil aussi déroutant, aussi caricaturalement grec, baigné de lumière et si violemment contrasté avec l’ombre du fichu : cette bergère n’est autre qu’une reprise picturale d’une médaille classique qu’est celle de Janus, le dieu au double visage, ce qui impose la figuration à ce point profilée de son visage, afin d’être conforme aux canons classiques de la représentation du Dieu Janus, si fréquente sur les pièces de monnaie antiques.

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Je crois qu’à présent, tout, ou presque, devient clair. De quoi Janus est-il le Dieu ? Il est le Dieu des portes, des passages, de la vie à la mort, de la mort à la vie, d’un univers à l’autre. Par conséquent, je crois que Poussin a voulu indiquer dans ce tableau qu’il avait découvert un lieu de passage vers l’immortalité, topos de toutes les traditions religieuses. Mieux que cela, je crois que Poussin a cru découvrir ce que recherche toute tradition religieuse, à savoir un lieu sacré correspondant avec le divin ; il aurait ainsi réactualisé une thématique classique que Mircéa Eliade nommait l’espace sacré, lequel « constitue à proprement parler une « ouverture » vers le haut et assure la communication avec le monde des dieux. »[4] Nous avons évidemment tendance à nous gausser d’un tel comportement, habitués que nous sommes à considérer avec mépris les mythes auxquels croyaient les Anciens ; mais il est plus que probable que Poussin y ait cru, et qu’il ait pensé sincèrement découvrir à Rennes-le-Château un des fameux « lieux de passage » communiquant avec le divin et l’immortalité, dont j’avais ici même étudié une des illustrations les plus fameuses de notre tradition qu’est celle de l’échelle de Jacob. Poussin était un chrétien fervent, connaissant les mythes fondateurs et croyant à la sacralité de certains lieux, dont on oublie bien trop souvent pourquoi ils sont justement sacrés…

En somme, je crois que Poussin a voulu indiquer dans ce tableau dont nul ne peut nier les nombreuses anomalies plastiques et thématiques, ce qui ne peut pas ne pas être signifiant pour un peintre aussi rigoureux et génial que Poussin, qu’il avait découvert géographiquement un espace sacré en rapport avec la mort et l’immortalité, un lieu de passage fondamental, auquel ont très vraisemblablement cru tous ceux qui se sont intéressés à Rennes-le-Château, endroit où, je le rappelle, Mitterrand, Decaux, Otto de Habsbourg et bien d’autres se rendaient régulièrement…

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Que Poussin ait cru avoir découvert un lieu de passage vers l’immortalité qu’il a génialement indiqué par ce Janus dissimulé, je crois qu’on peut le prouver factuellement. D’une part, Poussin a demandé qu’une seule de ses œuvres soit présente sur son lit de mort, à ses côtés, au moment du trépas, et cette toile était, je vous le donne en mille, la seconde version des Bergers. Est-ce également un hasard si sa stèle funéraire à San Lorenzo (Rome) représente une copie des Bergers ? S’il est persuadé d’avoir découvert un lieu de passage vers l’immortalité, ne serait-il pas cohérent qu’il cherche à s’entourer symboliquement de la représentation de ce lieu au moment du trépas et même au-delà, sur sa tombe ? Je crois que oui, je crois que cela est même évident, pour peu que l’on accepte de se défaire de ses préjugés étriqués visant à mépriser ce en quoi croyaient les hommes du XVIIè siècle.

N’oublions pas, d’autre part, la fameuse lettre exhibée par Chastel rapportant l’étrange secret dont disposait Poussin et qu’après lui « peut-être personne au monde ne recouvrera jamais dans les siècles à venir (…) et ce sont choses si fort à rechercher que qui que ce soit sur la terre maintenant ne peut avoir meilleure fortune ni peut-être égale. » Qu’est-ce qui, mieux que la découverte de l’immortalité pourrait correspondre à cette description ? Chose fort intéressante, l’hypothèse retenue par les membres du colloque fut ainsi synthétisée : « On a avancé l’hypothèse de fouilles archéologiques, ce qui est en effet fort possible, car Poussin jouait parfois le rôle d’intermédiaire avec des fouilleurs clandestins. »[5] L’hypothèse archéologique me semble plus que plausible : je crois que Poussin a découvert – ou cru découvrir – un lieu caché situé vers Rennes-le-Château qu’il a interprété comme étant un lieu de passage, un « espace sacré » mais terrestre, qui, ainsi que le rappelle Eliade s’incarne systématiquement autour de montagnes dont le symbolisme évident est celui de l’indication du céleste. Les fouilles archéologiques – clandestines donc non signalées dans ses parcours – rendent extrêmement plausible la découverte d’un mystère que le caractère clandestin des recherches interdit de dévoiler ou même de signaler clairement. Il ne reste plus à Poussin qu’à signaler dans une œuvre géniale – dont il s’entourera fort significativement au moment de mourir et au-delà – qu’il a découvert la porte (Janus) permettant de passer d’un monde à l’autre, du profane au sacré, de la mort à la vie et de la vie à la mort, secret pour lequel on devine fort bien que n’importe quel roi serait prêt à ramper pour l’acquérir.

Si je devais résumer l’ensemble de la réflexion que j’ai proposée au cours de ces trois articles, voici ce que je pourrais dire : Poussin a découvert, lors de fouilles archéologiques clandestines un lieu mystérieux qu’il a interprété comme étant un lieu de passage ; il en a averti l’abbé Fouquet qui a rédigé cette lettre étrange à Nicolas Fouquet, témoignant du secret dont Poussin était entré en possession. Poussin a voulu dévoiler ce secret mais de façon hermétique, faisant ainsi appel à un symbolisme rigoureux ; afin de signaler à ceux qui savaient voir ce qu’il savait, il a tout d’abord réalisé une seconde version des Bergers d’Arcadie dont la structure évidente est celle d’un pentagramme, symbole par excellence de l’initiation et de la science secrète ;  par cette structure, il signalait aux initiés qu’il fallait avoir plusieurs niveaux de lecture de son œuvre, laissant les profanes à la porte du temple et invitant les initiés à le rejoindre. Le fait même qu’il ait choisi de proposer une seconde version d’un même thème incitait à chercher les différences entre les deux versions, différences qui me semblent être celles de la montagne et de l’attitude des bergers ; les montagnes représentent fidèlement un lieu réel et non mythique, qui n’est autre que le lieu où Poussin a pensé découvrir le fameux lieu de passage. L’attitude des bergers est celle de la méditation et non plus de l’effroi car transposés dans un cadre réel et non mythique, la présence du tombeau n’a plus rien de choquant ni d’incongru. Toutefois, les bergers sont répartis en deux catégories : les deux ceints de la couronne de laurier ont accédé à l’immortalité, tandis que le berger agenouillé, non ceint de la couronne ne voit que la mort dans son reflet, menace ultime pour qui ne peut découvrir le sens caché de l’inscription. Je crois que se joue ici d’ailleurs une nouvelle feinte de Poussin : l’inscription et in arcadia ego est surdéterminée par l’histoire poético-mythique et l’on oublie trop souvent un fait majeur : si le berger cherchant à déchiffrer l’inscription indique celle-ci de son doigt, celui à sa droite ayant acquis l’immortalité n’indique pas l’inscription mais l’ombre elle-même, c’est-à-dire la mort ! Je crois ainsi que la focalisation sur l’inscription latine est un leurre, un moyen d’égarer ; ce n’est pas cela qui importe et la meilleure preuve en est que le berger immortel pointe son index ailleurs que vers cette inscription.

Mieux que cela, le berger immortel, non seulement n’indique pas l’inscription, mais regarde de surcroît la bergère dont le visage surplombe largement les trois autres. Je crois que la clé absolue réside en définitive dans ce visage féminin, dans ce profil traité comme une silhouette parce qu’il n’est rien d’autre que la figuration picturale d’une représentation classique, en médaillon, de Janus, symbole du passage, des Portes, de l’accès de la vie à la mort et inversement. C’est Janus qui indique de façon ultime que ce tableau désigne un lieu matériel, géographique de passage, une porte vers l’immortalité, ce qui explique que Poussin ait voulu s’entourer de cette toile au moment de mourir et même l’emporter avec lui dans sa tombe.

Je crois, pour conclure, que c’est ainsi que Saunière a compris ce tableau car il a fait inscrire aux murs de son église : « locus est terribilis iste », célébrissime formule tirée de la vie de Jacob qui, après s’être réveillé d’un songe où il avait vu l’échelle des cieux communiquant avec l’au-delà, s’était écrié : « Quam terribilis est, inquit, locus iste ! » Je ne puis certifier que l’interprétation que j’ai donnée à travers les lieux de passage est celle que Poussin a exactement voulu conférer à sa toile, mais je puis néanmoins quasiment assurer que c’est ainsi que l’a compris Saunière, et c’est déjà pas si mal…

© Coincoin pour Nez en l’air. 



[1] Christopher Wright, Poussin Paintings – A catalogue Raisonné, Chaucer Press, 1984, réed 2006

[2] Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Robbert Laffont, 1982, p. 563

[3] Lawrence D. Steefel, JR, A neglected shadow in Poussin’s Et in Arcadia Ego, in The Art Bulletin, Vol. 57, n° 1, mars 1975, p. 99, sqq

[4] Mircéa Eliade, Le sacré et le profane, Gallimard, 1965, p. 25

[5] Cf. André Chastel, (dir.), Nicolas Poussin, colloque CNRS, deux volumes, Paris, 1958 et 1960, passim.


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