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Raphaël et l’âme bleutée de Castiglione

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Samedi dernier, j’étais au Louvre avec une amie charmante, afin de voir et revoir le département de la Renaissance italienne ; je précise que ce département se situe au 1er étage gauche, pour éviter à mes chers lecteurs de devoir se perdre, comme ce fut notre cas en commettant l’erreur abominable de demander à un préposé de la fonction publique le lieu auquel nous devions nous rendre ; après deux réponses contradictoires, nous proposant deux étages différents, nous échouâmes au deuxième étage droite, ce qui correspondait au parfait opposé du département souhaité. Toutefois, cette modeste déconvenue fut pour nous l’occasion de redécouvrir la galerie d’Apollon, faichement restaurée, et décidément superbe…

galerieapollon1.jpg

J’avais, sur ce petit blog, décrit deux peintures de la Renaissance italienne, présentes au Louvre : le célèbre tableau de Ghirlandaio, Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon, ainsi que les gigantesques noces de Cana de Véronèse. Si ce fut l’occasion de contempler de près ces deux toiles magnifiques, subtiles et profondes, un autre tableau retint mon attention, à savoir un portrait de Raphaël, celui de Balthazar Castiglione, ami de Raphaël, rencontré à la cour du duc d’Urbino.

Il serait certainement superflu de rappeler que la Renaissance développe l’art des portraits sur fond de mise en relief de l’individu et de célébration de la dignité humaine, non pas sur le mode d’un universalisme abstrait mais bien plus par la glorification des possibilités présentes dans certains individus exceptionnels, dont l’art du portrait reçoit pour fonction implicite de célébrer précisément l’exception ; rien de plus élitiste, donc, que cet art du portrait humaniste, qu’il s’agit aujourd’hui de distinguer de l’humanisme issu des Lumières, universaliste, posant la dignité de chaque homme parce qu’il est homme et non plus parce qu’il accomplit les possibles les plus élevés au cours d’une existence glorieuse.

Ce portrait de Castiglione n’échappe pas à ce principe humaniste, célébrant en l’occurrence l’auteur du Livre du Courtisan, traité de savoir-vivre mondain à l’usage des habitués des cours policées et raffinées d’une cité florissante. Par conséquent, le portrait humaniste va chercher à mettre en valeur telle ou telle caractéristique spécifique du personnage auquel la toile rend hommage, par un attribut qui sera l’opulence, le pouvoir, la vertu ou l’intellect. Ce que je vais chercher à montrer dans le présent article, c’est la manière par laquelle Raphaël a exprimé la vertu intellectuelle de Castiglione, à travers des choix plastiques extraordinaires qui s’avèrent ainsi être le véhicule même du sens de l’œuvre, lequel sens ne saurait en aucun cas se réduire à une simple exaltation de la notoriété d’un homme.

Le premier point qu’il s’agit de relever dans cette œuvre, c’est la manière dont l’homme est peint ; il ne s’agit plus d’une transposition sur un espace pictural de profils de médaillon mais bien plutôt d’une autonomisation de la représentation permettant de moduler la position même du buste ; non plus un profil comme c’était encore le cas au siècle précédent – que l’on songe au Portrait de femme de Botticelli – ni même à une transposition de silhouettes dans un espace plus ou moins perspectif, mais une présentation du buste en trois quarts face, surmonté d’un visage en pleine face.

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Ici se trouve le signe  d’une tradition récente de portraits parvenus à pleine maturité par l’autonomisation de la surface de représentation, dont les maîtres seront, outre Raphaël, Titien et Tintoret. Mais parallèlement à cette autonomisation de l’espace représentatif qui n’est plus la simple reproduction de médaillons, Raphaël établit une interaction remarquable entre le regard du spectateur et la représentation. Pour le dire autrement, en dissociant l’axe de la tête de celui du corps, Raphaël crée un mouvement du visage qui semble se tourner vers le spectateur, et ce alors même que son corps ne l’y prédispose pas ; le visage prend donc le regard du spectateur à témoin, comme si le personnage de la représentation incitait le regard extérieur à focaliser son attention sur lui. Ce n’est donc pas la glorification d’un individu que propose Raphaël, c’est l’appel en direction du spectateur à contempler cet homme de cour qui se trouve ici soigneusement élaboré.

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Il va nous falloir tirer les conséquences de ce hiatus entre l’orientation du buste et celle du visage ; si le visage subit une inflexion par rapport au buste, cela ne peut pas ne pas signifier une divergence d’ordre plastique ; il faut que la plasticité du buste se distingue de celle du visage. De fait, le premier point de divergence plastique me semble être celui de la ligne comme contour. Si le buste reçoit un contour selon toute vraisemblance volontairement peu travaillé, presque sommaire, le tracé du visage est, en contrepoint, remarquablement étudié ; à l’élémentarité du contour du buste s’oppose le travail harmonieux d’un visage aux traits subtils et nuancés. Mieux que cela, un second contrepoint, plus remarquable encore, ne saurait être tu plus longtemps : le regard de Castiglione, cela même par quoi il invite le spectateur à porter son attention sur la toile, constitue le contraste majeur, chromatiquement parlant, avec le buste. En effet, aux teintes grises et noires caractérisant l’opulence des vêtements du courtisan répond le bleu perçant d’un regard qui se fait point focal d’une œuvre soudainement lumineuse.

Je crois que cet indice chromatique d’un regard bleuté en contrepoint absolu du reste de la représentation véhicule une signification fondamentale ; ici, comme souvent, ce sont les choix plastiques qui indiquent ce que l’esprit doit comprendre, et il ne me semble pas faire l’ombre d’un doute que Raphaël indique par ce contrepoint l’opposition classique de la matière, sombre, et de l’âme comme siège de la personnalité reflétée dans ce regard aux infinies profondeurs. L’œil gauche se trouve fort significativement situé sur la médiatrice verticale de la toile, et au centre exact du visage délimité par la toque et la barbe. Cette centralité géométrique de l’œil gauche lui confère aussitôt un sens thématique : la centralité de l’âme. Il faudrait je crois, en guise d’ultime remarque, relever le fait que cet oeil gauche est immédiatement jouxté d’une ombre portée, dont la fonction d’accentuation du contraste paraît si évidente qu’il serait inutile d’y insister.

Certes, il ne faut pas perdre de vue, si j’ose dire, qu’avant de signifier l’âme, l’œil est symbole du regard et que celui-ci se trouve investi d’une dimension fondationnelle au cours du Quattrocento : l’œil est en effet devenu le fondement du regard en tant que celui-ci est ce à partir de quoi se trouve pensée la profondeur de la représentation. Le regard du spectateur est le point originaire à partir duquel est conçue la profondeur spatiale de la composition picturale. Certes, donc ; mais cette remarque, aussi évidente soit-elle, n’épuise pas l’étendue de l’interprétation, d’abord et avant tout parce qu’il s’agit d’un portrait et que la perspective ne constitue pas, dans ce cas précis, une préoccupation primordiale. Ainsi, la primauté de l’œil dans le cadre d’un portrait ne me semble pas pouvoir renvoyer à la préoccupation qui serait celle d’une Annonciation ou d’un décor supportant la présence architecturale et qui est nécessairement absente dans un portrait que l’on a abstrait de tout fond structuré. La primauté de l’œil mise en évidence par des choix plastiques remarquables, ne renvoyant donc pas à une symbolique perspective, n’a plus comme seule issue que de signaler un renvoi métaphysique, qui n’est autre que celui de l’anima.

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Il s’agit moins de rappeler que l’œil se trouve être le nouveau support de la composition picturale que de poser l’œil comme siège d’une âme intellective, si bien que l’organe de la vue devient signe de ce qui ne se voit pas. Ce paradoxe me semble résumer à la perfection la célèbre déclaration de Raphaël rappelant que tout partait du regard sans que celui-ci ne se réduise au regard extérieur. « Pour peindre une beauté, disait Raphaël, j’ai besoin de voir nombre de beautés, mais puisque les belles femmes sont très rares, j’utilise une certaine idée qui me vient à l’esprit. » On ne saurait mieux dire que l’œil raphaëlien est investi d’une double direction : scrutant le monde extérieur, il cherche à connaître les phénomènes naturels, mais l’insuffisance de ceux-ci – dont les femmes constituent ici la métonymie… – impose au regard de réorienter son investigation vers l’immanence de l’esprit, partant, vers l’intellect et l’imagination. L’œil est donc tout à la fois symbole de ce qui voit et de ce qui ne se voit pas ; pour confirmer une telle interprétation, il suffit, je crois, de poser une question simple mais dont la portée me paraît être majeure : que voit Castiglione ? Le spectateur. Or le spectateur échappe naturellement à l’espace de la représentation, si bien que ce regard central de la toile investit l’invisibilité maximale du point de vue représentatif, puisqu’il s’agit de ce qui, en aucun cas, ne saurait pénétrer la représentation. Il y a là, à mon sens, un indice que nous donne Raphaël, qui serait de l’ordre de l’analogie : de même que le regard de Castiglione fixe le non-visible, de même nous faut-il comprendre que l’organe même de la vision se réfère-t-il à la non-visibilité dont le paradigme ne peut être que l’âme en tant que vertu intellectuelle.

Je souhaiterais tirer, en guise de conclusion, une conséquence fondamentale de ce qui a été proposé ci-dessus. J’ai commencé par poser ce portrait dans un cadre plus général qu’était la glorification d’individus à travers leur représentation picturale ; or, au fur et à mesure de l’investigation de la toile, cet aspect des choses s’est trouvé éclipsé par la célébration, non plus de l’importance sociale d’un notable, mais bien plutôt de la glorification de la vertu intellectuelle symbolisée par le contrepoint de l’œil. Il convient alors de se demander si cette présence d’un thème hautement métaphysique s’accorde avec le souci social de célébration du courtisan le plus célèbre de son temps ; en d’autres termes, quelle est la finalité d’un tel portrait ? Est-elle purement sociale, essentiellement métaphysique, ou concilie-t-elle les deux ? Je crois, et ceci n’est proposé qu’à titre d’hypothèse, que Raphaël, comme bien des peintres qui lui étaient contemporains, a cherché à incarner ses réflexions métaphysiques dans des sujets picturaux qui n’étaient alors que prétextes ; pour le dire autrement, l’art du portrait que Raphaël a su magnifier peut être l’occasion de tester des fulgurances métaphysiques, des spéculations sur l’âme et l’intellect, par le moyen ou le truchement de commandes dont l’origine était en effet purement sociale. Ainsi, au moment même où Raphaël sublimait l’art du portrait en Italie, il y mettait fin en en détournant le sens à des fins de spéculations tout aussi dissimulées que le contenu du regard de Castiglione. Le héros individuel n’a jamais autant été célébré que dans les toiles de Raphaël, et jamais autant que chez lui la vanité n’en a été aussi manifeste. Ou, pour le dire avec Focillon, « l’effigie harmonieuse et veloutée du Louvre nous montre déjà le pari du portrait moderne de celui de l’âge classique du moins, avec ses caractères de mise en page, l’étoffé pittoresque du buste, son apparat de caprice. L’homme qui est ici, moelleusement enveloppé dans la chaude gamme des gris, et dont la belle figure est celle du plus aimable et du plus fin des sages, touche encore de près à l’humanité héroïque dressée par Raphaël aux murs du Vatican, mais peut-être en présage-t-il la fin. »[1]



[1] Henri Focillon, Raphaël, Pocket, 1990, p. 121


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