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Le magnifique Elephant Man de David Lynch

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Beaucoup d’amis n’aiment pas David Lynch et je les comprends ; Lost Highway ou Mulholand Drive finissent par être désespérants à force d’hermétisme. Pourtant ces deux films me semble porteurs de quelque chose comme une trace de génie ou, à tout le moins, porteurs d’une beauté diffuse appelant à un absolu. Et quand bien même n’aurait-il pas réalisé ces deux monstres du cinéma américain, David Lynch serait, à mes yeux, un géant en raison de son sublimissime Elephant Man. Je le confesse, je n’avais jamais vu avant la semaine dernière ce film.    

Il est des films qui choquent, qui marquent, qui font réfléchir ; celui-ci traumatise au sens le plus fort du mot. Souvent désigné avec mépris par la critique comme un « film de commande », Elephant man est pourtant une plongée au cœur de l’anthropologie la plus rigoureuse et offre au spectateur une réflexion magnifique sur la définition de l’humain.    

L’histoire – vraie –, tout la monde la connaît ; une femme violentée par des éléphants alors qu’elle était enceinte accouche d’un homme difforme et hideux qui est exhibé dans les foires populaires de Londres jusqu’à ce qu’un médecin recueille le pauvre homme afin de l’examiner d’un point de vue médical. Très vite, l’étrange créature s’avèrera intellectuellement puissante et douée d’une sensibilité extrême, autant d’attributs qui feront de lui un humain des plus respectables.    

Il m’est au fond très difficile de parler de ce film tant il m’a bouleversé ; je crois que Lynch cherche à montrer une sorte de devenir-humain, au sens où John n’acquiert son humanité que progressivement, à travers une série d’épreuves dont l’acmé sera la possibilité de mourir dans un lit, en position horizontale, comme n’importe quelle personne humaine. 

La première condition de son retour à l’humanité sera l’arrachement à la visibilité ; pour devenir humain, John Merrick ne doit plus être ce monstre que l’on exhibe mais ce sujet d’étude que l’on isole. Certes son statut de sujet d’étude pour la science ne signifie pas encore sa pleine humanité mais il n’en demeure pas moins vrai que la principale épreuve que devra surmonter John sera celle de la visibilité, visibilité exacerbée dans la démonstration de foire. Dans ce progrès vers la reconnaissance de sa pleine humanité, tous les obstacles qu’il rencontrera seront d’ordre visuel : la foire évidemment, mais aussi la bourgeoisie londonienne qui jugera bon de venir le visiter pour pouvoir dire à la bonne société « j’ai vu la chose… » ou le garde qui organise des visites officieuses auprès du peuple afin que celui-ci puisse venir lui témoigner son hostilité. Autrement dit, à chaque fois où John est réduit à sa visibilité, son humanité menace de s’estomper. 

Ce n’est pas un hasard si le premier témoignage de son intelligence – qui est une intelligence mnésique – se produira alors qu’il est seul, après la visite du médecin, où il se mettra à réciter le Psaume 24. Ce n’est que dans l’isolement, ce n’est qu’au moment où nul ne verra ce corps difforme (ni la foule, ni même le monde médical) que se révèlera toute la puissance de cet esprit enfermé dans cette prison corporelle qui le déshumanise. Quelque chose comme une dignité retrouvée ne sera possible qu’au moment même où l’être ne sera plus perçu dans sa visibilité. Splendeur du retrait, humanité de l’isolement. Il y a ici quelque chose comme une impossibilité de l’humanité dans le social ; « l’homme est un animal social » disait l’auteur de l’Ethique à Nicomaque ; ici, c’est le contraire. Dans le social, John n’est que monstre, à peine animal. Le social, parce qu’il instaure cette sphère du regard, et qu’il réduit l’être à sa visibilité, destitue de leur humanité ceux dont la visibilité effraye. La sphère du visible devient une gigantesque entreprise de déshumanisation, entreprise qui ne prend fin que par le retour en soi, aux antipodes de la visibilité sociale. 

Très rapidement l’on s’aperçoit que John est un être intelligent, c’est-à-dire, pour paraphraser Descartes, un être qui pense, qui imagine, qui veut, qui sent. Allons même plus loin, John est très certainement doué d’une intelligence et d’une sensibilité très supérieures à la moyenne. Le clocher qu’il aperçoit au loin, de sa chambre d’hôpital, lui fournit l’occasion d’imaginer le prolongement de la cathédrale, imagination qui s’avère féconde et qui trouve à s’incarner en une remarquable maquette. Lecteur de la Bible, de Shakespeare, il manifeste une intelligence bouleversante des textes, accompagnée d’une sensibilité portée à l’insupportable lorsqu’il se rend au domicile de son médecin, et où il fait la rencontre de son épouse. Ce qui est pur chez John, c’est cette souffrance incommensurable qui, jamais, ne s’est muée en ressentiment. Loin d’en vouloir à la vie, loin de se retourner contre l’insolent bonheur de ses semblables, il se réjouit de leur réussite, de la beauté de leurs enfants, avec une sincérité que la critique a souvent qualifiée – avec condescendance – d’édifiante, alors qu’il n’y a là que la beauté d’une âme juste.  

Il est vrai – et c’est peut-être le seul bémol de ce chef-d’œuvre – que certaines situations ou certains états psychologiques sont clairement expliqués alors qu’ils eussent gagné à n’être que suggérés ; de là certainement le reproche d’édification du film. Ainsi lorsqu’on comprend que John n’est pas une créature intellectuellement défaillante, le médecin chef convoque le médecin traitant John afin de lui demander s’il se rend compte à quel point cet homme a pu souffrir ; il s’agit de bien faire comprendre au spectateur que si John est intelligent alors il a conscience à chaque instant de la situation qu’il vit, afin de faire ressortir tout le tragique de la chose. Montré comme objet de foire, battu, méprisé, déshumanisé, John possède ce drame en plus que n’ont pas connu les esclaves ou les malheureux des camps de la mort, à savoir l’unicité ; John est celui qui n’a pas de semblables, John est celui qui ne rencontrera jamais son Même, son « frère humain » comme dirait Albert Cohen. Et, pis que tout, il en a parfaitement conscience.   

On ne saurait imaginer ce que put être la vie de cet homme et probablement cela dépasserait-il l’imagination. Que peut se dire un homme, intelligent, exhibé comme un monstre, conscient de cet état ? Le médecin lui-même sera pris de remords après avoir autorisé la bonne société londonienne à venir le visiter, et viendra s’en excuser auprès de John. Au cours d’un entretien insoutenable, celui-ci lui assure que « chaque minute vécue, chaque minute de vie est pour [lui] un grand bonheur. » C’est peut-être cela qui excède définitivement notre pouvoir de compréhension ; cet acquiescement à la vie, ce gigantesque oui à une vie malgré tout vécue comme une grâce. Il est très difficile de commenter cette attitude car elle dépasse l’entendement, à tout le moins le mien. Mais c’est la raison pour laquelle, me semble-t-il, Elephant man est plus qu’un chef-d’œuvre encore ; tout y excède les catégories humaines : ne soyons pas hypocrite, la vue de John excède ce que l’on peut visuellement supporter ; son attitude envers la vie excède notre entendement, son courage excède notre sensibilité. En somme, ce qui est donné à voir dans Elephant man, c’est une part d’absolu, l’absolu étant ici pensé comme l’au-delà des catégories humaines de pensée. Elephant man n’est pas un cas-limite, il est au-delà de la limite, il est dans ce que l’on ne peut pas comprendre, dans ce que l’on ne peut pas ressentir. Il est une expérience inexpérimentable de l’absolu

Il y aurait, formellement parlant, une multitude de choses à dire mais je n’en ai malheureusement pas les compétences. Ce qui me paraît clair, c’est la méthode parfaitement oxymorique dont Lych a usé, afin de parvenir à ses fins ; d’une part, le film est très classique, classique jusqu’à l’excès ; une histoire très nette centrée autour de deux personnages, tournée en noir et blanc, (Lynch pousse le vice jusqu’à faire sauter la bande lors des coupures pour faire croire à un vieux film…) et c’est dans ce cadre extrêmement classique et maintes fois traité – l’Angleterre victorienne – qu’il introduit ce sujet qui ne l’est pas ; le monstre. Mais la façon de traiter la monstruosité est tout sauf classique ; loin de chercher à effrayer à la manière d’un Jack l’éventreur, tout est fait pour oublier la monstruosité de John. C’est l’exact inverse de la démarche de Cronenberg qui fait systématiquement du monstrueux un gimmick d’épouvante ; ici le monstrueux rejoint progressivement l’humain, voire le rassurant, à travers des jeux d’oxymores surprenants ; lorsque John est revêtu de son smoking, ou lorsqu’il se rend au théâtre dans la très émouvante scène finale, il se joue là quelque chose comme une conciliation violente des contraires, plastiquement et symboliquement parlant, qui achève d’humaniser le visage de John et qui, du même geste, absolutise – involontairement ? – les codes sociaux. Lorsque John se fait applaudir au théâtre, il me semble que c’est possible qu’en raison, malgré tout, de son accoutrement et de son nouveau statut social. 

 Au fond – j’ignore si cela est voulu par Lynch ou pas – nous sommes bien forcés d’admettre qu’Elephant Man véhicule nombre de non-dits pas forcément dans l’air du temps. A commencer par la progressive découverte de l’humanité de John. Quel est le ressort, si je puis dire, dont use Lynch afin de nous faire sentir la tragédie que vit John ? C’est son intelligence ; il y a tragédie ou plutôt drame parce que John a conscience de ce qu’il vit et que cette magnifique intelligence est à jamais condamnée par cette prison corporelle. Mais aurait-on compati de la même manière si John avait été défaillant intellectuellement ? Si John avait été trisomique ou profondément débile ? J’irais même plus loin : aurait-on pris autant conscience de son humanité ? Tout se passe comme si l’intelligence et la sensibilité étaient l’étalon de l’anthropologie pour David Lynch. Et de fait, lorsque le médecin découvre que le gardien de John propose au « bas-peuple » de venir visiter le pauvre John, il lui dit clairement qu’il est moins humain que ne l’est John. Comme si la bêtise et la cruauté du gardien faisaient de celui-ci un être moins évolué que John, confirmant en creux l’idée qu’il y ait quelque chose comme des degrés d’humanité, hiérarchisés en fonction de critères tels que l’intelligence ou la sensibilité. Soyons beau-joueur, c’est là la définition de l’humanisme pour Pic de la Mirandole… L’humanisme n’est pas nécessairement l’égale dignité de tous les hommes après tout…  Une autre interrogation – voire une objection – me vient à l’esprit ; la scène finale du théâtre marque la reconnaissance sociale de John. Mais cela n’invalide-t-il pas ma thèse du début quant au social comme lieu d’impossibilité de la reconnaissance humaine ? Je ne sais pas répondre à cette question car somme toute John est réhabilité par ceux-là mêmes qui le réduisaient à un objet de prestige social (j’ai vu la chose…) au début du film. Que vaut cette réhabilitation par une partie de ses bourreaux ? Je l’ignore. Pourquoi faut-il que John soit vêtu de ce smoking pour atteindre l’acmé de sa dignité ? Je risque une hypothèse : je crois que pour David Lynch l’élégance et la bonne tenue sont constitutives de l’humanité, malgré les dérives de la dictature des apparences et des conventions sociales ; le nécessaire à toilette que reçoit John – et qui l’émeut tant – est une étape de ce processus où il retrouve son humanité, précisément parce que l’apparence physique renvoie non pas à elle-même mais à quelque chose de plus haut, la distinction de l’âme.   

Je suppose qu’un très grand nombre d’entre vous a déjà vu ce chef-d’œuvre et ce petit post ne vous apportera donc rien. Je nourris le frêle espoir que ces quelques lignes donneront envie à ceux qui ne l’ont pas vu d’envisager la possibilité de le visionner prochainement.


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