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Clouzot et la fascination détachée du mal.

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Pas facile de parler de Clouzot… J’ai vu trois films de cet illustre auteur en assez peu de temps : Le corbeau, Le salaire de la peur et Les diaboliques. Première impression : je n’ai pas d’impressions fixes. Hum… Aucune unité de l’œuvre ne me vient à l’esprit, aucun sens fixe vers lequel Clouzot se dirigerait inlassablement. Du reste, peut-on comparer véritablement Le salaire de la peur, véritable film commercial, aux clichés les plus éculés des films à suspens, à la profonde malice des intrigants des Diaboliques ?
 
L’humanité de Clouzot est, pour l’essentiel, sale. Quoique protéiforme dans les différentes figures du mal, elle évolue du minable magouilleur exilé en Amérique du Sud à la perversité la plus aboutie (Les Diaboliques) en passant par les troubles mentaux les plus inquiétants (Le Corbeau). Face à ce foisonnement d’un mal parfois caricatural Clouzot n’a d’autres choix que d’y opposer des figures de très haute vertu, de véritables saintes-nitouches, que ce soit l’infirmière du Corbeau, ou Vera Clouzot dans les Diaboliques, ou même l’amour si pur de la jeune sud-américaine dans Le salaire de la peur. Malgré ces oppositions de départ assez marquées, l’intérêt essentiel de la réflexion de Clouzot tient à la dissolution de l’absoluité de ces positions, au sens où très vite le mal n’est plus aussi appuyé, aussi net. La célèbre scène du Corbeau où Vorzet ironise sur la conception dualiste que Germain peut avoir de l’humanité est, à cet égard, fort significative : « où est l’ombre, où est la lumière ? »
 
Clouzot est déroutant car il montre une réalité qu’il s’empresse de déréaliser ; il donne à ses personnages des postures dont le fondement est presque instantanément battu en brèche. Le corbeau, évidemment, où n’importe qui est susceptible d’être l’auteur des fameuses lettres, procède de cette intrusion obsédante et omniprésente du brouillage des valeurs ; chacun peut être mauvais, chacun peut être bon. Si bien que malgré l’obsession du mal qui court tout au long du film, on finit par se demander quelle est la réalité effective de celui-ci. Mais cette volontaire déroute que Clouzot fait subir aux valeurs établies se retrouve également dans Le salaire de la peur : tandis que Montand semblait être couard et inquiet à l’idée de transporter les explosifs, c’est finalement Vanel qui sanglotera lors du périple ; les Diaboliques sont encore bien plus subtiles : schéma inverse du Corbeau où l’on attendait le mal en vain, c’est ici la folie qui est en cause et qui obsède le film, alors même que le mal en est l’acteur principal. Tout est trompe l’œil chez Clouzot : on cherche le mal, on reçoit de la folie, on guette la folie, le mal s’y affirme.
 
De cette impossibilité du manichéisme résultant de la destruction des oppositions traditionnelles, découle quelque chose comme une destitution des voies légales, au sens de ce qui serait « admis », « reconnu ». La vérité ou l’exploit surgit systématiquement de l’ombre, de l’officieux, du dissimulé. Ainsi ne faudra-t-il rien attendre de la police ou de la justice pour élucider le mystère des Diaboliques ; ce sera Vanel, en vieil inspecteur retraité qui comprendra la machinerie infernale ; ainsi également la justice rendue par la mère en deuil, au voile noir, dans le Corbeau, qui tue elle-même le bourreau, en dehors de toute voie légale. Le Salaire de la peur, enfin, fait appel à de minables bons à rien pour sauver un puits de pétrole, faisant de ces ratés expatriés de véritables héros. La force et la vérité surgissent toujours du lieu où on ne les attend pas.
 
Si certaines scènes de suspens sont parfois téléphonées, la complexité de l’âme humaine est admirablement rendue, précisément parce que Clouzot ne commet pas la funeste erreur de remplacer un manichéisme (choisir le bien contre le mal) par un autre (choisir le mal contre le bien). Bien plus subtil, il montre le travail mutuel de l’un dans l’autre et, loin de réduire à néant la réalité de ceux-ci, il les exalte dans leur complexité sans les réduire à l’unité.
 
Beaucoup ont dit que Clouzot était somme toute obsédé par la question du mal. Il est très difficile de répondre à cette question, car cela supposerait justement de savoir ce que l’on entend par « le mal » ; s’agit-il de l’avortement (le Corbeau), de l’adultère et du meurtre (Les diaboliques), de la perversité (l’ensemble de l’œuvre) ? Je crois que d’une certaine manière Clouzot cherche à faire surgir le mal, toujours contenu à l’état de puissance, des actes les plus banals de la vie quotidienne. Ainsi une simple histoire d’adultère se fait prétexte d’un meurtre à la perversité inouïe, une simple histoire d’avortement est l’occasion de révéler l’existence d’un psychopathe au sein d’une communauté villageoise d’une affligeante normalité. L’exceptionnel surgit de l’habituel, le pathologique du normal, l’horreur de la quiétude routinière. Telle est la grandeur de Clouzot, dériver lentement mais sûrement vers le mal, sur un horizon insoupçonnable. Et, loin de traquer le mal, il se laisse fasciner par celui-ci, ne cherche pas à le combattre, ni à édifier ; il en décrit les pulsions et les effets, il accepte d’être passif face à lui, ce qui demeure très certainement le meilleur moyen d’en venir à bout.
 
Comme le disait avec profondeur Alain Cugno
[1], le mal n’a pas à être combattu, ni même dénoncé ; bien plus importe l’impératif de tracer les possibles d’une vie, l’invention de voies, où se révèlera la liberté. C’est très certainement ce que Clouzot, avant Cugno, avait cherché à mettre en œuvre.


[1] Alain Cugno, l’existence du mal, Seuil, coll. points-essais, 2002


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